Je fais la connaissance d’André* à travers les anecdotes de « sa » guerre d’Algérie qu’il évoque lors d’un déjeuner de Noël. Beau-père de ma cousine, j’ai déjà croisé cet homme jovial lors de réunions de famille. Mais c’est la rencontre à ce déjeuner qui sera éclairante dans mon approche de la biographie personnelle face à l’Histoire.
Dans les semaines qui suivent ce repas, les anecdotes d’André ne me quittent pas, avec cette évidence : le récit de son service militaire en Algérie constitue un patrimoine à préserver et à transmettre. Mais lui, comment accueillera-t-il la proposition de poser par écrit cet épisode de son histoire personnelle ? Je me lance. Il accepte, sans hésitation, en me confiant qu’il n’a encore jamais parlé de cette période de sa vie. Et qu’il est peut-être temps.
Je dois alors envisager la problématique de la place du récit biographique dans l’Histoire. Je sais que seront évoqués des faits historiques et je souhaite les mettre en lumière à travers le regard de mon narrateur.
J’appartiens à la génération qui a peu entendu parler de la guerre d’Algérie. Au silence officiel de rigueur s’est ajoutée l’absence d’évocation de cette période de l’histoire dans mon entourage. Et je crains que mon ignorance sur cette guerre puisse desservir le projet. Aussi, dans les semaines qui précèdent notre rencontre, je pars à la recherche d’informations pouvant m’aider à conduire notre échange et à me connecter à son récit. Mon projet est alors de placer en parallèle les faits historiques avec le vécu personnel d’André.
Je me rends en Isère, département qui a fortement contribué à fournir à l’Algérie des appelés pendant les années d’opérations que l’on nommait alors « Pacification ». Réchauffé par le feu rassurant de la cheminée de sa maison, André raconte son histoire. Les souvenirs qu’il a mis tant d’années à enfouir pour essayer de vivre refont surface, cartes et photographies à l’appui.
Quinze jours après ses vingt ans et fiancé depuis 1 mois, André quitte pour la première fois son village natal pour l’inconnu. À peine passé à sa vie d’adulte, il embarque pour une terre inconnue et une mission encore abstraite. Il traverse la moitié de la France et la mer méditerranée pour accoster dans le port d’Alger, la « maison blanche ». Se succèdent les récits de ses classes, des patrouilles dans Alger, de l’affectation à Constantine, de la mutation à Sétif puis dans les Aurès. L’ambiance est sévère, la situation matérielle précaire et le climat rude. André raconte aussi les discours véhéments qui justifient la présence des appelés en Algérie. Et cela fonctionne. Ils ont marqué pour toujours sa perception de l’armée, des Algériens, de la politique. André s’habitue à la faim qui tord les entrailles, au froid saisissant, à la chaleur étouffante. Mais jamais à la peur.
La mémoire ravive aussi la beauté des gorges d’El Kantara, la douceur des palmeraies, les somptueux paysages des montagnes de Kabylie. S’invitent dans le récit la découverte des plantations de fruits gorgés de soleil, Enrico Macias avant sa célébrité, les échanges de courriers avec sa fiancée. Et puis, les camaraderies naissantes dans la caillasse des Aurès et les amitiés forgées pour la vie au cœur de la violence.
Après 17 mois de service militaire, André est blessé. Sa troupe se fait surprendre lors d’un transfert. Une balle traverse sa cuisse, frôle l’artère fémorale. Évacué par hélicoptère, puis soigné à l’hôpital militaire le plus proche. André ne garde pas de séquelles de sa blessure, si ce n’est une cicatrice qui le marquera jusqu’à la fin de ses jours. Il est alors affecté au Service de santé des armées en tant qu’ambulancier. Sa mission consiste à conduire vers l’hôpital les blessés et les morts qui arrivent au terrain d’aviation par hélicoptère depuis les opérations en montagne. Pendant les moments de calme, André aide son ami croque-mort. Suit le récit de la cohabitation avec la mort, dans ce qu’elle a de plus cru.
L’histoire de son retour en France est celle d’un traumatisme non verbalisé et non nommé. Sommé de se taire par l’armée avant son départ d’Algérie et face au silence de ses proches, André reprend son quotidien en allant puiser dans ses ressources intérieures pour tenter de construire le reste de sa vie.
Captivée par son récit sincère, une évidence m’apparaît : je ne suis pas face à un récit historique, mais à l’histoire singulière d’un homme de 85 ans qui a gardé un souvenir vif de ses 28 mois en Algérie.
Sur le plan du récit historique, les souvenirs d’André offrent un regard unique sur les faits, les lieux, les dates. Si son parcours fait partie intégrante de l’Histoire, la loupe n’est pas placée aux mêmes endroits. Les personnages dont les noms sont restés dans les livres et les médias ne font que traverser son récit alors que ceux d’anonymes en prennent les rôles principaux. Quant aux opérations militaires, bien que leur désignation s’avère exacte, leurs dates restent approximatives.
Sur le plan des expériences personnelles, je prends conscience que la violence vécue par André reste toujours vive dans l’intimité de ses souvenirs, 60 ans plus tard.
Pour répondre à ma problématique de la place du récit biographique dans l’Histoire, j’avais envisagé de mettre en lumière les faits historiques à travers le regard de mon narrateur. Je prends désormais conscience que cela constituerait une réduction du vécu singulier d’un homme marqué dans sa chair et dans son âme et dont la vie a été sacrifiée de ses plus belles années. Et c’est ce vécu singulier que j’ai la responsabilité, en tant que biographe, de restituer dans le respect de la parole confiée.
*L’identité et le prénom des personnes citées ont été modifiés. L’illustration est issue de la collection personnelle du narrateur. DR