Archives. Photographie de Danièle Godard-livet

La recherche documentaire, utilité et valorisation

Le récit de vie mêle les souvenirs personnels d’une vie à ceux de la grande histoire telle qu’on peut la retrouver dans les journaux d’époque ou les livres d’histoires : des dates, des lieux, des événements, des prises de position, des drames… Dans le prolongement de ce constat, les souvenirs sont liés à un contexte géographique, sociologique, technique, etc. Il fait aussi appel à des événements et personnages antérieurs à la naissance de la personne qui raconte sa vie et qui relèvent des histoires transmises par la famille tout autant de la recherche généalogique.

Cette double dimension du récit de vie ouvre des champs à la recherche documentaire, qu’elle soit sollicitée par la clientèle ou qu’elle provienne de la curiosité des biographes.

Notons que la recherche iconographique peut rentrer dans ce champ, mais elle est souvent plus aisée à facturer et n’occasionne que rarement des cas de conscience comme la recherche documentaire. Encore faut-il bien s’entendre sur l’étendue des recherches à mener.

Cette recherche documentaire peut déboucher sur des pans ignorés de l’histoire et ouvrir des perspectives, comme ce fut le cas pour un narrateur ayant entendu parler d’un séjour de ses ancêtres en Algérie dans les années 1850. Un enfant y était né, puis la famille était rentrée, retrouvant son Bugey natal. Il n’en savait rien de plus. Des recherches documentaires ont permis de retrouver des récits de ces premiers colons auxquels le livre de Mathieu Bélézi, Attaquer la terre et le soleil, prix du Livre Inter 2023, a donné vie. Dans d’autres cas, elle ne conduit pas nécessairement à des expériences heureuses.

À trop vouloir rechercher, on engendre des catastrophes

Sollicitée par la clientèle pour retrouver des précisions dont il n’a plus la mémoire, la recherche documentaire semble légitimement faire partie de la prestation du biographe. Elle peut cependant être gourmande en temps et donc onéreuse à facturer. Elle peut aussi conduire à des difficultés avec les narrateurs et narratrices qui peuvent contester des faits, bien qu’ils soient largement documentés par la ou le biographe.

Difficile aussi pourra s’avérer la découverte de « secrets de famille » ignorés dans une recherche généalogique pourtant sollicitée, qu’il s’agisse de filiation, de démêlés avec la justice, de métiers exercés, de faits de guerre, de maladie, et bien d’autres surprises.

Entreprise du fait de la curiosité d’un ou d’une biographe pour vérifier des informations qui lui semblent peu fiables, elle est plus difficile à justifier et à facturer, et peut conduire à un malaise considérable entre narrateur et biographe (voir La Légende de nos pères de Sorj Chalandon). Sans compter le temps inutilement passé à poursuivre la vérité… à moins de faire de l’enquête un roman que la ou le biographe publiera en son nom.

Dans un cas comme celui-ci, la ou le biographe pourra, dès la production de son devis, ajouter une ligne consacrée à la recherche documentaire. Il lui sera aisé d’expliquer qu’il est important de vérifier dates et lieux, mais également de se documenter, de pouvoir ajouter des précisions pour le lecteur, ou de compléter les lacunes d’une mémoire pas toujours fiable. La ou le biographe facturera cette recherche à l’heure, ce qui permettra, le cas échéant, de pouvoir discuter d’un éventuel dépassement sur une base claire.

Nos pires expériences

Les pires expériences de Danièle Godart-Livet viennent des familles recomposées après la Première Guerre mondiale : les récits des enfants des deux lits (aujourd’hui grands-parents et ne connaissant l’histoire que par le récit de leurs parents) peuvent donner un portrait totalement contradictoire des veufs remariés. Cent ans après, la violence de ses souvenirs d’enfance, non pas vécus, mais racontés par les parents, reste bouleversante.

Expérience 1

Le narrateur me confie l’ensemble des lettres de guerre de son grand-père qu’il a consciencieusement retranscrites (plus d’une centaine) et qui racontent avec beaucoup de détail le départ en 1914, les hospitalisations, jusqu’à la veille de la mort en 1916. Cela me permet de reconstituer le parcours de combattant du grand-père, mais aussi la vie de l’arrière dont il reçoit des nouvelles et sur laquelle il pose des questions et l’ensemble du réseau relationnel qu’il retrouve au front ou qu’il a laissé à l’arrière.

Après la guerre, la grand-mère du narrateur élève seule sa fille pupille de la nation née en 1915, d’abord en Savoie près de sa mère à la campagne, puis à Paris où elle a trouvé un emploi de bureau après une formation de sténodactylo. Elle se remarie en 1928 avec un parisien veuf père de quatre enfants qui lui aussi a fait la guerre, mais en est revenu vivant. Entre les orphelins des deux lits de cette famille recomposée, cela se passera très mal et le remariage aboutira à un divorce dans les années 1930.

Qu’est-ce qui m’a pris de mettre en contact les descendants des deux lits en 2016 ? Une curiosité malsaine de biographe et les possibilités qu’offre internet. D’un côté, mon narrateur évoque le récit de sa mère, petite fille malheureuse et maltraitée dans une famille recomposée avec un beau-père malhonnête qui quitte sa mère pour une autre.[1] De l’autre, un enfant descendant de la fratrie des quatre orphelins de mère évoque une marâtre violente et intéressée qui bat ses beaux-enfants.

Les deux descendants ont refusé de se parler ; ils étaient plutôt prêts à s’injurier pour venger leurs parents respectifs. Des descendants qui revivaient à travers les récits entendus de leurs parents une époque qu’ils n’avaient pas vécue personnellement, mais en gardaient à un siècle de distance la blessure ouverte.

Expérience 2

Lors de recherches sur les morts inscrits au monument aux morts de mon village, j’ai cherché à leur redonner une histoire en retrouvant leurs origines, leur ascendance, leur fratrie et le souvenir qu’en avait gardé les familles au-delà de l’hommage aux Morts pour la France dont les noms sont gravés sur le monument.

Deux frères mobilisés lors de la Première Guerre, comme cela a été trop fréquent :

— L’un meurt et la famille dispersée n’a plus de tombe dans le village ; il n’apparaît donc que sur le monument aux morts ;

— L’autre rentre et épouse une veuve de guerre, déjà mère de plusieurs enfants dont la tombe est en bonne place dans le cimetière du village, sans mention de ce beau-père d’occasion… qui pour moi a tout de même élevé les enfants. Ce sont deux descendantes de ses enfants qui m’ont appelée pour faire l’oraison funèbre de ce beau grand père, alcoolique, violent, détesté par la famille et suicidé à 40 ans et dont tout le monde voulait oublier le nom.

Exceptionnellement, j’ai accepté de caviarder les propos inscrits sur mon blog : https://www.lesmotsjustes.org/post/2-ao%C3%BBt-1914-la-mobilisation-g%C3%A9n%C3%A9rale-%C3%A0-lissieu

Il y avait tout un pan de l’histoire que j’ignorais et que la recherche documentaire ne pouvait me donner (l’ivrognerie, les violences, les visites des gendarmes, le suicide) d’un rescapé de la guerre et croix de guerre qui avait sans doute souffert et fait souffrir.

Emmanuel Desestré a également eu des déboires en recherchant des informations sur des ancêtres ayant participé à la Grande Guerre.

Expérience 3

Une narratrice me parle de son père, soldat mobilisé et mort dès 1914, et du frère de celui-ci, héros dans les grandes batailles de la guerre. Chemin des Dames, Verdun, bataille de Reims, blessures, distinctions, médailles et tout le toutim. Elle me narre les hauts faits du tonton, m’explique qu’il a impulsé des vocations dans la famille, au point qu’un petit-neveu s’est engagé dans l’armée pour suivre l’exemple patriotique avunculaire. Au cours de l’entretien, j’ai la bonne idée de lui proposer de reproduire des extraits des archives militaires rendues publiques via Grand Mémorial, merveilleux site internet donnant accès avec les archives de tous les engagés dans le conflit mondial de 1914-1918.

Rentré chez moi, je suis heureux de me mettre à l’ouvrage et je recherche les archives sur le héros. J’ai tout pour ne pas me tromper, les prénoms au complet, date et lieu de naissance. Je tombe sur la page d’un individu qui me donne à penser que ce n’est pas le bon. Je recommence, épluche les éventuels homonymes, rien n’y fait. J’ai soulevé un lièvre, que dis-je, un wombat.

Le tonton n’a rien d’un héros de guerre. En raison de blessures contractées en travaillant comme ouvrier métallurgiste, il est affecté dans des usines de production d’armement. S’il a participé à l’effort de guerre, il n’a jamais mis les pieds sur le front. Je suis mal à l’aise, je choisis de ne rien dire d’emblée. Au rendez-vous suivant, je mets ma découverte sous le tapis, mais elle me questionne. « Alors, montrez-moi ce que vous avez découvert sur tonton Pierre ! » À ma mine gênée, elle devine un problème. J’explique et elle se met en colère, appelle sa sœur, son frère, son beau-frère. Tonton Pierre était un menteur, un MENTEUR ! Voilà la légende qui s’effondre.

Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire, mais je pense que ma recherche malheureuse a dû engendrer bien des discussions. En tout cas, le tonton disparut de la biographie de ma narratrice.

Mais aussi des réussites

La recherche documentaire n’a pas que des inconvénients et des écueils. Plus chanceux que Danièle Godart-Livet, Emmanuel Desestré a parfois eu la main heureuse.

Expérience 4

La plupart de nos narrateurs n’ont pas idée de ce qui est archivé çà et là, accessible ou non à distance. Pour une narratrice native de Nantes, et dont la famille avait des attaches en Vendée, j’ai retrouvé des informations sur les lignes ferroviaires en service durant la guerre. Cela nous a permis d’éclaircir la mémoire de ma narratrice qui ne se souvenait plus à quelle gare elle descendait. Mais les documents et les précisions ont fait exister de manière plus fidèle ses souvenirs de déplacement, l’énergie que tout cela lui demandait d’aller étudier, les distances parcourues à pied, etc. Carte d’époque, horaires, photos. La vie de lycéenne de ma narratrice était plus vivante et plus précise.

Expérience 5

Récemment, j’ai aidé une autre narratrice à compléter le portrait de feu son mari avec des extraits de livres et de manuels de la main de celui-ci, ainsi que des brevets techniques déposés dans le domaine de la métallurgie. Elle savait qu’il avait écrit, mais pas à quel point. Je lui ai proposé de chercher et la moisson a été généreuse, dépassant ses espérances. Leur fils, ignorant beaucoup de la carrière de son père, a été très ému en découvrant l’importance que son père avait eue dans son domaine d’activité.

Expérience 6

Parfois, la recherche est un aide-mémoire. Un narrateur se lamentait d’avoir oublié les lieux dans lesquels il avait grandi jusqu’à ses douze ans. Si la vie de la famille avait été heureuse en Afrique-Équatoriale française, le départ avait été chaotique, entre la fin de la domination française et la séparation de ses parents. En exhumant des cartes de l’époque coloniale, mais aussi des photographies d’archive, nous avons largement pu explorer les lieux, les fleuves, les villages, les pistes, les forêts, et reconstituer une mémoire vibrante de son enfance agitée et curieuse.

Valoriser ces recherches et connaître ses limites

Il est important de prévoir des heures consacrées à la recherche documentaire dans le budget d’une biographie. Cela permet de ne pas avoir à se justifier démesurément auprès de la clientèle si un besoin apparaît. Au moins, cet aspect ne surgira-t-il pas d’un coup, et les clients seront d’autant plus satisfaits qu’il comprendra à quoi servent les sommes versées.

Mû.e par son appétit personnel, la ou le biographe veillera toutefois à ne pas se perdre dans des luxes de détails. En outre, il faut être conscient que, si la recherche est facilitée par internet, la masse de documents trouvée devra faire l’objet d’un tri, mais que tout ne se trouve pas en ligne et qu’une recherche généalogique, par exemple, peut prendre beaucoup de temps, auquel cas mieux vaut diriger les clients vers une ou un spécialiste.

La ou le biographe ne mène pas d’enquêtes et son intérêt pour les histoires de vie ne peut justifier une attitude trop intrusive. Tout est affaire de mesure. Le métier de biographe n’est pas celui d’historien. La mémoire collectée et léguée à la clientèle en vue de transmission conserve tout le mystère d’une vie humaine, avec sa part de mensonge et de non-dits, d’oublis et d’affabulations. Ce n’est pas la mémoire de la ou du biographe, même si c’est iel qui tient la plume.

Malgré tout, la recherche documentaire demeure un outil merveilleux pour étayer la remémoration et rendre plus vivants les témoignages. Attention toutefois au malaise qui peut s’introduire entre narratrice ou narrateur faussaire ou mythomane et biographe scrupuleux.se ou naïf.ve. La vérité d’une vie est chose bien délicate à saisir et les blessures peuvent rester ouvertes sur plusieurs générations, même sans entrer dans une approche psychogénéalogique. Un siècle après, les souffrances sont encore présentes, transmises par les récits et les mémoires.

Sur les traces laissées par la Grande Guerre sur les narrateurs d’aujourd’hui, Danièle conseille à tous les biographes de lire Stéphane Audouin-Rouzeau :
Quelle histoire : un récit de filiation (1914-2014), « Hautes Études » EHESS, Gallimard, Seuil, 2013, 146  (ISBN 978-2-02-110445-5)
— Quelle Histoire : un récit de filiation (1914-2014), suivi d’un texte inédit Du côté des femmes, Points Histoire , 2015 (ISBN 978-2-757-85452-5)


[1]L’histoire très triste de la mère du narrateur, orpheline de guerre, mariée à un alcoolique (le père du narrateur) dont elle divorça avant de mourir jeune à 49 ans, ajoutait encore une dimension dramatique à cette histoire de vie… qui avait pourtant si bien commencé par une histoire d’amour en juillet 1913 entre deux jeunes gens de 20 ans.