par Danièle Godard-Livet, Emmanuel Desestré | Oct 7, 2024 | Réflexion
Archives. Photographie de Danièle Godard-livet
La recherche documentaire, utilité et valorisation
Le récit de vie mêle les souvenirs personnels d’une vie à ceux de la grande histoire telle qu’on peut la retrouver dans les journaux d’époque ou les livres d’histoires : des dates, des lieux, des événements, des prises de position, des drames… Dans le prolongement de ce constat, les souvenirs sont liés à un contexte géographique, sociologique, technique, etc. Il fait aussi appel à des événements et personnages antérieurs à la naissance de la personne qui raconte sa vie et qui relèvent des histoires transmises par la famille tout autant de la recherche généalogique.
Cette double dimension du récit de vie ouvre des champs à la recherche documentaire, qu’elle soit sollicitée par la clientèle ou qu’elle provienne de la curiosité des biographes.
Notons que la recherche iconographique peut rentrer dans ce champ, mais elle est souvent plus aisée à facturer et n’occasionne que rarement des cas de conscience comme la recherche documentaire. Encore faut-il bien s’entendre sur l’étendue des recherches à mener.
Cette recherche documentaire peut déboucher sur des pans ignorés de l’histoire et ouvrir des perspectives, comme ce fut le cas pour un narrateur ayant entendu parler d’un séjour de ses ancêtres en Algérie dans les années 1850. Un enfant y était né, puis la famille était rentrée, retrouvant son Bugey natal. Il n’en savait rien de plus. Des recherches documentaires ont permis de retrouver des récits de ces premiers colons auxquels le livre de Mathieu Bélézi, Attaquer la terre et le soleil, prix du Livre Inter 2023, a donné vie. Dans d’autres cas, elle ne conduit pas nécessairement à des expériences heureuses.
À trop vouloir rechercher, on engendre des catastrophes
Sollicitée par la clientèle pour retrouver des précisions dont il n’a plus la mémoire, la recherche documentaire semble légitimement faire partie de la prestation du biographe. Elle peut cependant être gourmande en temps et donc onéreuse à facturer. Elle peut aussi conduire à des difficultés avec les narrateurs et narratrices qui peuvent contester des faits, bien qu’ils soient largement documentés par la ou le biographe.
Difficile aussi pourra s’avérer la découverte de « secrets de famille » ignorés dans une recherche généalogique pourtant sollicitée, qu’il s’agisse de filiation, de démêlés avec la justice, de métiers exercés, de faits de guerre, de maladie, et bien d’autres surprises.
Entreprise du fait de la curiosité d’un ou d’une biographe pour vérifier des informations qui lui semblent peu fiables, elle est plus difficile à justifier et à facturer, et peut conduire à un malaise considérable entre narrateur et biographe (voir La Légende de nos pères de Sorj Chalandon). Sans compter le temps inutilement passé à poursuivre la vérité… à moins de faire de l’enquête un roman que la ou le biographe publiera en son nom.
Dans un cas comme celui-ci, la ou le biographe pourra, dès la production de son devis, ajouter une ligne consacrée à la recherche documentaire. Il lui sera aisé d’expliquer qu’il est important de vérifier dates et lieux, mais également de se documenter, de pouvoir ajouter des précisions pour le lecteur, ou de compléter les lacunes d’une mémoire pas toujours fiable. La ou le biographe facturera cette recherche à l’heure, ce qui permettra, le cas échéant, de pouvoir discuter d’un éventuel dépassement sur une base claire.
Nos pires expériences
Les pires expériences de Danièle Godart-Livet viennent des familles recomposées après la Première Guerre mondiale : les récits des enfants des deux lits (aujourd’hui grands-parents et ne connaissant l’histoire que par le récit de leurs parents) peuvent donner un portrait totalement contradictoire des veufs remariés. Cent ans après, la violence de ses souvenirs d’enfance, non pas vécus, mais racontés par les parents, reste bouleversante.
Expérience 1
Le narrateur me confie l’ensemble des lettres de guerre de son grand-père qu’il a consciencieusement retranscrites (plus d’une centaine) et qui racontent avec beaucoup de détail le départ en 1914, les hospitalisations, jusqu’à la veille de la mort en 1916. Cela me permet de reconstituer le parcours de combattant du grand-père, mais aussi la vie de l’arrière dont il reçoit des nouvelles et sur laquelle il pose des questions et l’ensemble du réseau relationnel qu’il retrouve au front ou qu’il a laissé à l’arrière.
Après la guerre, la grand-mère du narrateur élève seule sa fille pupille de la nation née en 1915, d’abord en Savoie près de sa mère à la campagne, puis à Paris où elle a trouvé un emploi de bureau après une formation de sténodactylo. Elle se remarie en 1928 avec un parisien veuf père de quatre enfants qui lui aussi a fait la guerre, mais en est revenu vivant. Entre les orphelins des deux lits de cette famille recomposée, cela se passera très mal et le remariage aboutira à un divorce dans les années 1930.
Qu’est-ce qui m’a pris de mettre en contact les descendants des deux lits en 2016 ? Une curiosité malsaine de biographe et les possibilités qu’offre internet. D’un côté, mon narrateur évoque le récit de sa mère, petite fille malheureuse et maltraitée dans une famille recomposée avec un beau-père malhonnête qui quitte sa mère pour une autre.[1] De l’autre, un enfant descendant de la fratrie des quatre orphelins de mère évoque une marâtre violente et intéressée qui bat ses beaux-enfants.
Les deux descendants ont refusé de se parler ; ils étaient plutôt prêts à s’injurier pour venger leurs parents respectifs. Des descendants qui revivaient à travers les récits entendus de leurs parents une époque qu’ils n’avaient pas vécue personnellement, mais en gardaient à un siècle de distance la blessure ouverte.
Expérience 2
Lors de recherches sur les morts inscrits au monument aux morts de mon village, j’ai cherché à leur redonner une histoire en retrouvant leurs origines, leur ascendance, leur fratrie et le souvenir qu’en avait gardé les familles au-delà de l’hommage aux Morts pour la France dont les noms sont gravés sur le monument.
Deux frères mobilisés lors de la Première Guerre, comme cela a été trop fréquent :
— L’un meurt et la famille dispersée n’a plus de tombe dans le village ; il n’apparaît donc que sur le monument aux morts ;
— L’autre rentre et épouse une veuve de guerre, déjà mère de plusieurs enfants dont la tombe est en bonne place dans le cimetière du village, sans mention de ce beau-père d’occasion… qui pour moi a tout de même élevé les enfants. Ce sont deux descendantes de ses enfants qui m’ont appelée pour faire l’oraison funèbre de ce beau grand père, alcoolique, violent, détesté par la famille et suicidé à 40 ans et dont tout le monde voulait oublier le nom.
Exceptionnellement, j’ai accepté de caviarder les propos inscrits sur mon blog : https://www.lesmotsjustes.org/post/2-ao%C3%BBt-1914-la-mobilisation-g%C3%A9n%C3%A9rale-%C3%A0-lissieu
Il y avait tout un pan de l’histoire que j’ignorais et que la recherche documentaire ne pouvait me donner (l’ivrognerie, les violences, les visites des gendarmes, le suicide) d’un rescapé de la guerre et croix de guerre qui avait sans doute souffert et fait souffrir.
Emmanuel Desestré a également eu des déboires en recherchant des informations sur des ancêtres ayant participé à la Grande Guerre.
Expérience 3
Une narratrice me parle de son père, soldat mobilisé et mort dès 1914, et du frère de celui-ci, héros dans les grandes batailles de la guerre. Chemin des Dames, Verdun, bataille de Reims, blessures, distinctions, médailles et tout le toutim. Elle me narre les hauts faits du tonton, m’explique qu’il a impulsé des vocations dans la famille, au point qu’un petit-neveu s’est engagé dans l’armée pour suivre l’exemple patriotique avunculaire. Au cours de l’entretien, j’ai la bonne idée de lui proposer de reproduire des extraits des archives militaires rendues publiques via Grand Mémorial, merveilleux site internet donnant accès avec les archives de tous les engagés dans le conflit mondial de 1914-1918.
Rentré chez moi, je suis heureux de me mettre à l’ouvrage et je recherche les archives sur le héros. J’ai tout pour ne pas me tromper, les prénoms au complet, date et lieu de naissance. Je tombe sur la page d’un individu qui me donne à penser que ce n’est pas le bon. Je recommence, épluche les éventuels homonymes, rien n’y fait. J’ai soulevé un lièvre, que dis-je, un wombat.
Le tonton n’a rien d’un héros de guerre. En raison de blessures contractées en travaillant comme ouvrier métallurgiste, il est affecté dans des usines de production d’armement. S’il a participé à l’effort de guerre, il n’a jamais mis les pieds sur le front. Je suis mal à l’aise, je choisis de ne rien dire d’emblée. Au rendez-vous suivant, je mets ma découverte sous le tapis, mais elle me questionne. « Alors, montrez-moi ce que vous avez découvert sur tonton Pierre ! » À ma mine gênée, elle devine un problème. J’explique et elle se met en colère, appelle sa sœur, son frère, son beau-frère. Tonton Pierre était un menteur, un MENTEUR ! Voilà la légende qui s’effondre.
Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire, mais je pense que ma recherche malheureuse a dû engendrer bien des discussions. En tout cas, le tonton disparut de la biographie de ma narratrice.
Mais aussi des réussites
La recherche documentaire n’a pas que des inconvénients et des écueils. Plus chanceux que Danièle Godart-Livet, Emmanuel Desestré a parfois eu la main heureuse.
Expérience 4
La plupart de nos narrateurs n’ont pas idée de ce qui est archivé çà et là, accessible ou non à distance. Pour une narratrice native de Nantes, et dont la famille avait des attaches en Vendée, j’ai retrouvé des informations sur les lignes ferroviaires en service durant la guerre. Cela nous a permis d’éclaircir la mémoire de ma narratrice qui ne se souvenait plus à quelle gare elle descendait. Mais les documents et les précisions ont fait exister de manière plus fidèle ses souvenirs de déplacement, l’énergie que tout cela lui demandait d’aller étudier, les distances parcourues à pied, etc. Carte d’époque, horaires, photos. La vie de lycéenne de ma narratrice était plus vivante et plus précise.
Expérience 5
Récemment, j’ai aidé une autre narratrice à compléter le portrait de feu son mari avec des extraits de livres et de manuels de la main de celui-ci, ainsi que des brevets techniques déposés dans le domaine de la métallurgie. Elle savait qu’il avait écrit, mais pas à quel point. Je lui ai proposé de chercher et la moisson a été généreuse, dépassant ses espérances. Leur fils, ignorant beaucoup de la carrière de son père, a été très ému en découvrant l’importance que son père avait eue dans son domaine d’activité.
Expérience 6
Parfois, la recherche est un aide-mémoire. Un narrateur se lamentait d’avoir oublié les lieux dans lesquels il avait grandi jusqu’à ses douze ans. Si la vie de la famille avait été heureuse en Afrique-Équatoriale française, le départ avait été chaotique, entre la fin de la domination française et la séparation de ses parents. En exhumant des cartes de l’époque coloniale, mais aussi des photographies d’archive, nous avons largement pu explorer les lieux, les fleuves, les villages, les pistes, les forêts, et reconstituer une mémoire vibrante de son enfance agitée et curieuse.
Valoriser ces recherches et connaître ses limites
Il est important de prévoir des heures consacrées à la recherche documentaire dans le budget d’une biographie. Cela permet de ne pas avoir à se justifier démesurément auprès de la clientèle si un besoin apparaît. Au moins, cet aspect ne surgira-t-il pas d’un coup, et les clients seront d’autant plus satisfaits qu’il comprendra à quoi servent les sommes versées.
Mû.e par son appétit personnel, la ou le biographe veillera toutefois à ne pas se perdre dans des luxes de détails. En outre, il faut être conscient que, si la recherche est facilitée par internet, la masse de documents trouvée devra faire l’objet d’un tri, mais que tout ne se trouve pas en ligne et qu’une recherche généalogique, par exemple, peut prendre beaucoup de temps, auquel cas mieux vaut diriger les clients vers une ou un spécialiste.
La ou le biographe ne mène pas d’enquêtes et son intérêt pour les histoires de vie ne peut justifier une attitude trop intrusive. Tout est affaire de mesure. Le métier de biographe n’est pas celui d’historien. La mémoire collectée et léguée à la clientèle en vue de transmission conserve tout le mystère d’une vie humaine, avec sa part de mensonge et de non-dits, d’oublis et d’affabulations. Ce n’est pas la mémoire de la ou du biographe, même si c’est iel qui tient la plume.
Malgré tout, la recherche documentaire demeure un outil merveilleux pour étayer la remémoration et rendre plus vivants les témoignages. Attention toutefois au malaise qui peut s’introduire entre narratrice ou narrateur faussaire ou mythomane et biographe scrupuleux.se ou naïf.ve. La vérité d’une vie est chose bien délicate à saisir et les blessures peuvent rester ouvertes sur plusieurs générations, même sans entrer dans une approche psychogénéalogique. Un siècle après, les souffrances sont encore présentes, transmises par les récits et les mémoires.
Sur les traces laissées par la Grande Guerre sur les narrateurs d’aujourd’hui, Danièle conseille à tous les biographes de lire Stéphane Audouin-Rouzeau :
— Quelle histoire : un récit de filiation (1914-2014), « Hautes Études » EHESS, Gallimard, Seuil, 2013, 146 (ISBN 978-2-02-110445-5)
— Quelle Histoire : un récit de filiation (1914-2014), suivi d’un texte inédit Du côté des femmes, Points Histoire , 2015 (ISBN 978-2-757-85452-5)
[1]L’histoire très triste de la mère du narrateur, orpheline de guerre, mariée à un alcoolique (le père du narrateur) dont elle divorça avant de mourir jeune à 49 ans, ajoutait encore une dimension dramatique à cette histoire de vie… qui avait pourtant si bien commencé par une histoire d’amour en juillet 1913 entre deux jeunes gens de 20 ans.
par Hélie Bécot | Jan 4, 2021 | Réflexion
Vous vous demandez ce qu’est l’analyse de la pratique pour biographes ? La recette Biographicus, c’est d’abord une bonne dose de bienveillance et le croisement d’expériences multiples !
Nos expériences de vie au service de tous
Chaque biographe membre de l’association a un parcours riche de pratiques professionnelles diverses (assistanat, coaching, professorat, photographie, événementiel, traduction, etc.). C’est bien la diversité de ces milieux et expériences variés qui font de ces rencontres et ateliers d’échanges de pratiques des lieux uniques pour tirer ensemble parti de notre nouvelle vie. Raconter des vies ordinaires et pourtant tout à fait singulières de nos clients est en effet pour chaque biographe, une reconversion professionnelle.
On ne nait pas biographe, on le devient.
La formation théorique du biographe, qu’elle soit universitaire ou délivrée par le CNED, n’est pas tout. Écrire pour autrui est un métier qui s’apprend aussi « sur le tas ». Chaque projet de récit de vie est une aventure unique : d’abord une rencontre avec une personne, pour finir par un livre quelques mois plus tard. Confronter nos rencontres avec les clients, réfléchir à nos manières de conduire ces projets de collecte de témoignages, améliorer nos pratiques, nos formes d’écritures, se questionner sur la mémoire, sur le droit d’auteur, sur l’édition d’une biographie… les sujets ne manquent pas autour de la table !
La fin de la solitude du biographe
L’atelier d’échange de pratique Biographicus permet aussi de rompre la solitude de l’écrivain. Si chaque biographe écrit seul la vie de son commanditaire, il peut aussi avoir besoin d’un retour bienveillant et professionnel de ses pairs. Travailler en réseau permet de croiser des compétences dont on ne dispose pas : s’informer, se former à de nouvelles pratiques renforce la pratique professionnelle. La confidentialité de chaque projet d’écriture reste de mise puisqu’elle fait partie de l’éthique même de l’écrivain pour autrui. Il n’en reste pas moins qu’améliorer la communication entre professionnels bénéficie nécessairement à chaque biographe membre de l’association.
Si vous êtes dans ce même esprit de partage et de bienveillance, alors rejoignez-vous !
par Danièle Godard-Livet | Nov 18, 2020 | Réflexion
À la croisée d’une expérience et d’une passion
Ingénieur agronome et philosophe de formation, ma carrière professionnelle s’est déroulée dans l’administration de la formation et celle de la recherche. J’ai souvent été amenée à trouver la forme juste entre la communication institutionnelle et l’expression complexe des créateurs d’innovations pédagogiques ou scientifiques. Trouver les mots pour le dire et être compris du lecteur n’est pas simple.
Une fois à la retraite et toujours passionnée d’écriture et de photographie, j’ai participé à plusieurs ateliers d’écriture en ligne et workshops photographiques. Cela m’a permis une confrontation à des formes très diverses d’écriture et le constat que les photographes les plus créatifs ont du mal à se présenter et à présenter leurs démarches. Or l’écrit reste central pour tous les créateurs en quête de financement, de bourses, de résidences, d’expositions, d’articles de presse. C’est ainsi qu’est née l’idée de proposer mes compétences en écriture à des créateurs.
Chabeuil chantier, photographie de Danièle Godard-Livet
La place de l’écrit
L’écrit est aujourd’hui concurrencé par l’image et la vidéo (certains écrivains développent même l’idée de la Littératube, vidéo-écriture, littérature sur YouTube !). Pourtant, il suffit de fréquenter des photographes pour percevoir qu’ils ne sont pas les derniers à avoir besoin d’écrits dans toutes sortes de situations. La présentation de la démarche artistique est un passage obligé que sollicitent tous les curateurs ! Et parfois, la démarche semble plus importante que l’œuvre ! Sans mettre en avant toutes les occasions où l’écrit reste fondamental (qui ne concernent pas obligatoirement les créateurs, de l’apprentissage à la preuve en matière juridique), il reste beaucoup d’espace où il est nécessaire de maîtriser cette manière particulière d’utiliser le langage qu’est l écrit.
L’écoute et la médiation
La richesse et la complexité de l’univers des créateurs demandent à être longuement écoutées, car ce qui se conçoit bien s’énonce rarement clairement. C’est foisonnant, mouvant, plein de références qui n’ont rien de littéraire, sous-tendu par des émotions déroutantes et inconnues, encombré de fantasmes et des impasses auxquels ils se heurtent. Ils suivent rarement une ligne droite et c’est dans ces méandres qu’il faut les accompagner.
Ce n’est pas pour rien qu’ils ont choisi de s’exprimer autrement qu’à travers l’écrit. Les champions du montage vidéo, des analyses statistiques ou de l’aménagement urbain font peut-être des fautes d’orthographe ou ont du mal à aligner des phrases, mais l’important n’est pas là. Ils doutent que l’écrit traduise correctement la complexité du monde tel qu’ils l’appréhendent. Il faut devenir médiateur, passeur, entremetteur et prendre le temps de discuter longuement le texte produit. L’accompagnement de collectifs de créateurs (workshop photographique, équipe municipale, unité de recherche) multiplie les occasions de médiation et de relectures plurielles et attentives.
Une modestie de scribe
Il faut de la modestie pour remplir cette mission où les textes sont toujours signés par le créateur et non par le scribe et où les recherches effectuées pour entrer dans la compréhension de leur monde sont peu valorisées. Néanmoins l’échange est équilibré par le plaisir de la fréquentation des créateurs et celui de la découverte de leurs univers qui alimente mon écriture personnelle. Il est aussi psychologiquement intéressant d’expérimenter la position seconde du scribe, maître de la forme par rapport à l’inventeur, maître du fond. De plus, je parle ici de textes courts qui vont du portrait à la quatrième de couverture, du résumé d’article scientifique à la présentation d’une politique d’aménagement ou d’une démarche de création ; c’est là aussi une dimension importante de l’investissement qui reste limité dans le temps et compatible avec d’autres projets.
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* Je reprends le très beau titre de Marie Cardinal pour son récit autobiographique paru en 1977 (Les mots pour le dire, Paris, Grasset, 1975)
par Dan F. Robert | Nov 6, 2020 | Réflexion
Dans nos discussions entre biographes, quand nous évoquons la personne qui sollicite nos services, se glisse souvent un infime blanc qui relève un manque. Se glisse parfois un incontournable besoin de précision qui trahit l’inconfort ou une périphrase qui traduit le manque. Dans les écrits qui traitent d’écriture biographique, le blanc est ailleurs, glissé entre les sèmes qu’il efface parfois. Il manque le mot qui résonne pleinement de la personne assise en face de nous, de celle qui nous conte son existence. Il manque un mot truffé d’harmoniques puissantes et univoques.
Des deux pôles de la relation biographe-(…), il en manque visiblement un. Du moins dans notre lexique.
Substantifs assis sur une chaise
Biographié. Narrateur. Client. Personne. Pour désigner un statut, aucun de ces termes ne semble correctement qualifier la personne qui se trouve en face de nous lorsque nous collectons la parole. Son état de personne en quête, en recherche, ne filtre pas. Il ne transparaît pas.
Client a l’avantage d’être net. Clair. Le contour est bien défini. Mais il n’y a rien d’autre à l’intérieur de ce terme que de la relation commerciale. Les médecins n’ont pas de clients, pas plus que les supermarchés n’ont de patients. Pour nous biographes, le client se situerait donc, à la rigueur, avant l’échange. C’est la personne qui nous contacte. Celle qui nous délègue la mise en lecture de souvenirs plus ou moins flous.
Narrateur. Oui. Narrateur est un terme assez bien défini. Sauf que, pour narrer un récit, il faut lui donner une forme, un ton, une couleur qui séduise. Il faut attiser la tension constante du récit, attirer et retenir le narrataire. Ici, il faudrait donc que ce narrateur ait organisé sa mémoire au préalable, qu’il ait trié les évènements, qu’il ait défini l’angle de son récit, qu’il alimente le point philosophique et qu’enfin, il ait structuré son récit avant de s’adresser à un biographe. Oui. Le narrateur existe et, s’il existe sous sa forme la plus complète, nous pouvons nous effacer devant lui.
Biographié a l’inconvénient d’être passif. Un mot-personne ou une personne-mot, assise, là, en face de nous, et qui attend qu’on lui sorte les vers du nez. S’il n’y avait pas de biographe, il n’y aurait pas de biographié. Vraiment ? Ce mot-reflet renferme bien trop de l’un pour exprimer fidèlement la posture de l’autre. Il est bien trop distant du travail de mémoire à l’œuvre. Biographié disloque l’individu, il compresse le désir initial et le résultat-livre en une entité miroir qui renvoie le pourquoi d’une biographie au geste et à l’existence du biographe.
La personne, elle, on le sait, serait un tout en même temps qu’elle ne serait pas encore. Il y a dans l’aspect polysémique de personne ce petit quelque chose de délicieux, comme une promesse. Un monde. Cela nous convient dans bien des cas, mais pour ce qui est de préciser un état dans le contexte qui nous intéresse ici, on repassera.
Le mnémonaute, ce navigateur de la mémoire
À moins de se faire enlever par la mafia ou par l’argent, partir en voyage est souvent volontaire. Prendre le large sur un océan de souvenirs ne déroge pas à cette assertion. Il y a une démarche. Une recherche. Une volonté. Un désir. Le mnémonaute est au cœur du voyage et de ce qu’il implique. Il choisit le cap, écope les cales, affronte le grain et fait briller le pont. Il est au cœur de sa mémoire, de sa vie et de sa parole. Pour peu que le biographe réussisse la transformation, il y a dans le mnémonaute l’embryon de la structure de l’écrit et celui de la posture du lecteur. Il y a cette alchimie du souvenir qui se trouve être médiat entre le mnémonaute générateur de récit et le biographe, en même temps qu’objet essentiel de leur relation. Si la matière biographique se glisse depuis la nuit des temps entre les genres littéraires et cinématographiques, entre les sciences sociales et les arts plastiques, le mnémonaute se glisse lui aussi, inévitablement et très naturellement, dans les replis de la création depuis la nuit des temps. Il est multiple. Infini. C’est une personne.
Avec son petit air d’oublié de la mythologie, mnémonaute à l’avantage de prendre racine dans ce qui a toujours couru le long de la création et avec la création. C’est l’expression de ce qui nous constitue, même si les liens avec la mémoire sont ténus, lointains, fragiles, flous. Mnémonaute définit clairement l’individu – la personne indivisible – qui se trouve devant nous, dans notre contexte et à ce moment du travail.
À nous biographes, tout à la fois lamaneurs et dockers au port d’attache, de mener à bien la mise en lecture de ce que le mnémonaute nous ramène de son voyage.
Crédit photographique : Dan F. Robert
par Aude Rérolle-Repoux | Mai 7, 2019 | Réflexion
Il arrive que la famille ne trouve pas dans la biographie de son parent ce qu’elle avait espéré y découvrir, ce qu’elle en attendait…
Et elle le déplore !
Parce que le narrateur est resté drapé dans sa pudeur, fidèle à ce qu’il a toujours été et à l’image qu’il a donnée de lui. On ne se réinvente pas au terme de sa vie !
Parce qu’il est resté au seuil de ses émotions, sans réussir à introduire la clé pour les libérer, les laisser jaillir, les accueillir… Sa porte s’est juste entrebâillée.
Le biographe l’a invité, pourtant, à se livrer davantage… Mais ne l’a pas forcé.
Le biographe lui a pourtant suggéré d’aller plus profond de ses souvenirs, mais ne le lui a pas intimé…
Le biographe l’a respecté.
Même si l’on a souhaité laisser des traces de sa vie, même si l’on a joué le jeu en toute sincérité, on ne va tout de même pas laisser une empreinte trop visible, trop lisible.
Au lecteur de chercher à dénicher ce qui surnage au-dessus des lignes, ce qui transparait au fil des mots, ce qui exsude et transpire.
Ce que moi, biographe, j’appelle : « le portrait en creux ».
(Illustration Martin Péchy)
par Elisabeth Lafont | Avr 7, 2019 | Réflexion
Depuis quelques années, nombre de personnes éprouvent le besoin d’écrire ou de faire écrire leur autobiographie.
Le fait de vouloir transmettre une histoire familiale aux générations à venir est tout-à-fait normal, tout comme le souhait de laisser une trace de notre passage sur terre, de nos réalisations, de nos rencontres, des moments agréables comme les moins bons. La fierté des choses accomplies n’a rien de malsain en soi pas plus que le fait de ne pas être oublié.
Même les histoires banales en apparence ne le sont pas et toute vie, même très classique, mérite « un livre ». Nul besoin d’être célèbre, ni encore moins narcissique, pour souhaiter laisser une trace de sa vie et raconter son histoire. Votre histoire sera disponible pour ceux qui s’y intéressent.
Enfin, raconter sa vie est aussi l’occasion de faire une sorte de bilan et pourquoi pas de transmettre un message à l’intention des plus jeunes et de ceux qui, globalement vous liront ; votre vécu vous confère une sorte de sagesse, vous avez appris de votre expérience et de vos erreurs, et vous avez certainement une sorte de vision qui mériterait d’être partagée. Alors, pourquoi hésiter ? « On ne décide pas de faire un livre, c’est lui qui commande » François BON
L’écoute bienveillante et attentive qui permet de libérer et de faciliter la parole est justement le rôle du biographe familial ou biographe privé, peu importe le nom qu’on lui donne. Il incarne la personne qui saura prendre ce recul nécessaire, vous écouter sans vous interrompre, de manière bienveillante et sans jugement, qui saura vous guider sans vous contraindre, qui saura par quelles questions bien choisies vous faire retrouver le fil de votre mémoire parfois hésitante et qui vous permettra de parvenir à la cohérence du récit qui vous tient le plus à cœur : celui de votre vie !
Cette écoute active n’est qu’un des rôles du biographe, mais il est essentiel. Car au-delà de l’écriture qui est son métier, il vous offre le confort d’être accompagné tout au long de votre projet, avec la garantie de le mener à bien, puisque son accompagnement ne prendra fin qu’une fois le livre entre vos mains, bien réel. Sans oublier la garantie de pouvoir compléter le travail dans quelques années si l’envie ou le besoin s’en faisait sentir.
Cela peut-être une aventure formidable que de confier sa vie à un biographe ! Savoir repérer les questions à aborder, les points de vie délicats que ce dernier saura aborder avec recul, les sujets « apparemment oubliés » et qui vont ressortir au coin d’une discussion.
« Il est important de choisir son biographe car on ne confie pas sa vie à n’importe qui ! »