Posthume
Pensive, je parcours en mode automatique les lacets qui relient Rochetaillée à Saint-Étienne. Les virages se succèdent comme de longues respirations, serrés, presque hypnotiques. Le moteur de ma voiture ronronne doucement et, de mon coffre, une odeur de vieux monte jusqu’à mes narines. Un parfum de papier jauni, de cuir fatigué, d’histoires déjà passées. Il flotte là, entêtant, comme si tout ce que je transporte me regardait, pesant et silencieux.
Je suis à la fois tellement impatiente de commencer ce travail et, en même temps, pleine de doutes. Pour un premier vrai contrat, rien ne se déroule comme je l’avais imaginé. Dans mon idée, j’aurais dû rencontrer un vieil homme assis dans un fauteuil qui m’aurait offert un café et raconté ses souvenirs avec une voix un peu tremblante. Là, ma cliente veut que je fasse la biographie de son père. Oui, mais voilà : son père est mort. Je n’ai jamais appris à biographier un mort. Je sais écouter, observer, relever les détails d’un geste, d’un sourire, d’une hésitation dans une voix. Mais là, je n’ai que des traces. Des mots figés. Des carnets. Des lettres. Des morceaux d’un puzzle dont je ne possède ni l’image finale ni la légende. Les sapins défilent par la vitre, silhouettes sombres plantées sur le flanc des montagnes. Les vibrations de la voiture et le chauffage à fond me plongent dans une douce torpeur qui a, elle aussi, une odeur de vieux. C’est presque comme si je transportais un fantôme.
Une fois dans mon bureau, je dépose sur le sol l’imposante mallette en cuir de Joseph. C’est ainsi qu’il s’appelle, mon narrateur posthume. À côté, un cabas déborde de papiers, de lettres, de vieilles photos aux bords cornés. Je le mets plus loin. Je m’en servirai peut-être, ou peut-être pas… Je soupire. Il en a rempli, des carnets, Joseph. Ils s’étalent devant moi sur le plancher comme une armée. Des bleus, des noirs, des oranges. Des à petits carreaux, des à spirales, des déchirés aux pages pendantes. Ils semblent me défier, posés comme ça, pêle-mêle, mélangés, comme un casse-tête insoluble à reconstituer avant de découvrir l’homme qui s’y cache. Alors, méthodiquement, je me mets à les numéroter avec des Post-it, à les ranger chronologiquement. C’est une manière comme une autre de commencer quelque part.

Les dates défilent : 1956, 1964, 1970… Des années que je n’ai pas vécues, des époques qui m’échappent et que je dois pourtant reconstruire. Je me dis que c’est froid, comme premier contrat. Au lieu des sourires, des soupirs et des gestes d’une personne assise face à moi, je n’ai que des pages et des pages couvertes de stylo Bic à tourner. Des mots, des dates, des gribouillis. Quand j’étais chez elle, la fille de Joseph, je lui ai demandé ce qu’elle attendait de moi. Elle n’a pas répondu tout de suite. Fine, les traits doux, la jeune femme contrastait avec ce gros attaché-case anguleux et massif, trônant sur la table comme une boîte noire récupérée d’un crash. Ses deux mains serrées autour de son mug de café, elle a réfléchi quelques instants. Puis, simplement, elle m’a dit : « J’aimerais retrouver mon père dans votre texte. » À ce moment-là, j’ai été emballée. Mais aujourd’hui, face à cette vingtaine de carnets étalés sur le sol, je me demande si je vais y arriver. Bon… qui es-tu, Joseph ? Je dois le trouver.
Commence alors une longue plongée. Dans certaines pages, l’écriture est soignée, presque élégante, comme si Joseph s’appliquait à séduire un futur lecteur. Dans d’autres, les phrases sont jetées sans prévenir, précipitées comme des confidences urgentes. Ici, un croquis de circuit électrique avec des chiffres alignés en colonnes serrées. Là, un article découpé dans un journal sur des villageois incommodés par le chauffage de l’église un soir de Noël. Plus loin, vingt pages entières consacrées à un stage de pilotage où, à l’époque, des gamins pouvaient encore monter seuls en planeur à mille mètres d’altitude. Dans les carnets de Joseph, il est beaucoup question de liberté. De ciel, de vent, de résistance à l’autorité. Peu à peu, son image se dessine. Celle d’un jeune homme intelligent, décalé du reste du monde, avec ce besoin vital de déverser ses pensées dans ses carnets. « Écrire, c’est une drogue », note-t-il un jour.
Mais tout de même… Je pourrais avoir devant moi un millier de carnets, je ne retrouverais pas Joseph. Ses mimiques, ses tics, sa voix, ses silences. Tout cela me manque. Dans les récits de vie que j’ai déjà eu l’occasion de faire, en regardant la personne en face, je savais ce qui avait de l’importance, ce qui devait faire récit. Même un silence, une respiration, une larme au coin d’un œil en disent plus qu’une page entière de notes. Ici, je n’ai qu’une ombre.
Alors je me raccroche à sa fille. À ce qu’elle m’a dit, à ce qu’elle attend. En fait, je crois que je ne saurai jamais vraiment qui tu es, Joseph. J’ai écrit un premier texte, que j’ai fait relire à sa fille. Elle m’a répondu dans la nuit. Elle m’a dit qu’elle avait été touchée… vraiment. Joseph, je ne sais pas vraiment qui tu es, mais je sais pour qui j’écris. Et, pour l’instant, cela me suffit.
*L’identité et le prénom des personnes citées ont été modifiés.