Concevoir un recueil collectif de mémoires d’habitant·e·s
En 2020, une ville moyenne du département de la Drôme publie un marché public intitulé « Projet Mémoire de quartier ». Son objectif est « de recueillir, mettre en scène et conserver la mémoire habitante des deux quartiers politiques de la ville », l’un situé au centre, l’autre plus excentré. Le principal livrable demandé est la production d’un « livret ».
Quelle approche « scientifique » et « sociologique » d’un recueil collectif de mémoires d’habitant·e·s par des biographes ?
Nous sommes trois candidat·e·s biographes. Nous devons particulièrement répondre à deux des questions du cahier des charges : quelles sont « notre approche scientifique » et notre conception de « la sociologie du projet ». Cette tâche m’incombe. Deux enjeux « transversaux » me semblent importants : répondre aux objectifs du commanditaire, mais veiller à ce que les habitants se reconnaissent dans le texte produit ; éviter le passéisme (le « c’était mieux avant »), c’est-à-dire ne pas confondre mélancolie et nostalgie.
S’agissant de « l’approche scientifique », en notre qualité de biographes — nous ne sommes pas anthropologues, sociologues, psychologues ou historiens —, nous pouvons mettre en avant des réalisations similaires à celle qui nous est demandée. Ce qui nous permet de dire, par exemple, que le recueil de témoignages auprès d’habitant·e·s suppose une réflexion préalable en ce qu’elle vise à l’émergence d’une mémoire collective qui soit le reflet de l’histoire d’un quartier ou d’une ville, dans laquelle chacun peut se retrouver, qui soit également « légitime » pour l’ensemble des habitant·e·s et qui permette au commanditaire de reconnaître, dans le contenu du livret, ses intentions de départ. C’est ce que nous avons nommé la « couleur » du texte.
Quant à la « sociologie du projet », nous devons être attentifs, auprès des personnes dont nous recueillerons le témoignage, à les aider à surmonter le passéisme, le fameux « c’était mieux avant », en dépassant les souvenirs personnels spontanés qui constituent néanmoins un premier et indispensable matériau. Mais il est aussi nécessaire de favoriser la réémergence d’images du passé en suscitant le rappel à telle ou telle expérience vécue par la personne, qui est essentiellement d’ordre sensoriel. Les différents supports iconographiques dont nous pouvons disposer sont alors d’une grande aide. Nous sommes ici dans le registre de la nostalgie, qui correspond à la mémoire épisodique, à des épisodes de vie différents de la mélancolie, qui en est l’aspect négatif. Notre rôle est donc de favoriser la création d’un filtre positif qui donne davantage confiance en soi et en l’avenir, et dont l’avantage à nos yeux est d’être susceptible de déclencher la créativité. Rassembler les souvenirs suppose donc, pour nous qui les suscitons, de leur donner du sens, d’essayer de structurer un bilan des expériences vécues, positif le plus souvent, sans doute aussi négatif : l’important pour nous est que le texte final soit « légitime » pour les habitant·e·s qui devront y reconnaître le vécu de leur quartier, tout en étant en cohérence avec le cahier des charges.
Notre apport professionnel dans les entretiens a pour vocation de faire émerger une « dynamique de la mémoire » tout en en comprenant les ressorts. Pour cela, la discussion comprend généralement un moment de libre évocation des souvenirs et de récits de trajectoires, que des supports photographiques issus des archives ou apportés par les participants peuvent favoriser. Collectivement, il est également possible de repérer des convergences ou des divergences dans les récits.
Notre analyse préalable du contexte mémoriel local peut également être utilisée, au travers notamment de commémorations, d’actions mémorielles, voire de « récits » que portent le cas échéant les acteurs associatifs et institutionnels. Nous pouvons utiliser par ailleurs ce qu’on appelle communément « la mémoire des pierres », les traces matérielles disparues ou encore présentes dans l’espace urbain qui sont autant « d’indices de rappel » (selon l’expression de Paul Ricœur) qui stimulent les souvenirs et sont parfois des repères communs constitutifs de récits collectifs, et de sentiments partagés, entre nostalgie et attente de changements à venir.
Trois volets : entretiens, observations, archives. Trois volets sur lesquels nous pouvons nous appuyer, permettant de croiser ces différents niveaux de « discours », de les analyser et de mieux appréhender les différents registres de récits en fonction des espaces, des contextes politiques et de la nature des groupes questionnés. Cette préoccupation vise à rendre sociologiquement compréhensible le récit des habitants, mais aussi leurs non-dits ou leurs hésitations, au-delà des représentations d’une « mémoire populaire » souvent déconsidérée ou d’une « impossibilité de dire ».
Illustration : Romans, Drôme, Vue générale. Médiathèques Valence Romans agglomération.